Qui, quoi, quand, où et pourquoi

Des années 40 aux années 90, des milliers de travailleurs LGBT de l’armée et de la fonction publique canadiennes ont été ciblés, ont fait l’objet d’enquêtes et ont vu leur carrière et leur vie ruinées par la purge LGBT.

Le Canada cache une histoire sordide de ce que nous ne pouvons désigner que sous le terme d’homophobie, de biphobie et de transphobie commanditées par l’État. Pendant des centaines d’années, une politique visant à opprimer et, par conséquent, à criminaliser les comportements homosexuels par l’« hétéronormalisation » a existé. La société en général dépeignait les relations hétérosexuelles comme étant « normales ». À l’inverse, les relations entre personnes de même sexe étaient souvent réprimées et représentées comme bestiales ou anormales par des églises soutenues par l’État et par le droit pénal.

 

Historiquement, la communauté LGBT a été victime de persécution policière et de discrimination au sein des Forces armées canadiennes, de la GRC et de la fonction publique. La campagne visant à repérer et à se débarrasser des fonctionnaires LGBT en raison de leur orientation, de leur identité sexuelle ou de leur expression de genre a commencé au sein de la fonction publique fédérale et de l’armée dans les années 50 et s’est poursuivie durant des décennies.

 

Michelle Douglas, une militaire lesbienne, a dénoncé la purge LGBT. Ce n’est qu’une fois sa cause contre le ministère de la Défense nationale réglée, en 1992, que la politique expresse de discrimination institutionnelle a officiellement été abolie. Des premiers ministres tels que Brian Mulroney ont condamné les campagnes de sécurité nationale visant la communauté LGBT devant le Parlement. Cependant, aucune excuse n’a été présentée et aucune réparation n’a été effectuée pour cette terrible faute historique à l’endroit de milliers de Canadiennes et de Canadiens, victimisés uniquement en raison de leur orientation sexuelle, de leur identité sexuelle ou de leur expression de genre.

 

Décriminalisation des actes d’homosexualité

 

En 1969, les Canadiennes et Canadiens assistèrent à la décriminalisation des actes d’homosexualité. La décision du juge dans le cas Klippert serait le catalyseur de ce changement. Le cas R. c. Klippert impliquait un mécanicien homosexuel vivant dans les Territoires du Nord-Ouest. Dans le cadre d’une enquête pour incendie criminel sans lien avec lui, M. Klippert a informé des enquêteurs qu'il avait précédemment été reconnu coupable d'actes homosexuels consensuels à Calgary. La police l’a accusé de grossière indécence et il a été condamné à trois ans de prison. Tandis qu’il servait sa sentence, la Cour territoriale déclara qu’il était un délinquant sexuel dangereux et le condamna à la détention préventive à durée indéterminée. M. Klippert porta cette conclusion en appel devant la Cour suprême. Cependant, la Cour suprême statua que tous les homosexuels actifs sexuellement pouvaient être classés « délinquants sexuels dangereux ».

 

La décision de la Cour suprême dans le cas Klippert soulève l’indignation générale au sein de la population. Une fois cette décision rendue publique, le député libéral des Territoires du Nord-Ouest la dénonce et demande à ce que des changements soient apportés au Code criminel. Pierre Elliott Trudeau, qui est alors ministre de la Justice, a fameusement réagi en observant que « l’État n’a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation ». Cette indignation a bientôt mené à la mise en œuvre du projet de loi C-150, qui décriminalisait les actes d’homosexualité entre adultes consentants. Toutefois, cette modification législative n’a pas mis un frein à la discrimination.

IMAGE DE FOND: Jearld F. Moldenhauer, Démostration de 1971 sur la Colline du Parlement; Gary Kinsman, "The Canadian War on Queers" (UBC Press 2010)

 

« L’État n’a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation. »

– Le ministre de la Justice Pierre Elliott Trudeau lors de l’introduction des réformes visant à moderniser le Code criminel de 1967, qui décriminalisait les actes d’homosexualité.

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La Purge des Membres de la Communauté LGBT dans L’armée et la Fonction Publique

Les années 40

Dans les années 40, la GRC et un groupe d’experts des Affaires externes et de la Défense nationale commencèrent à vérifier les antécédents de fonctionnaires suspectés de poser des risques à la sécurité. La plupart des personnes ciblées l’étaient en raison de « défaillances morales » ou de « faiblesses de caractère », y compris des homosexuels.

 

Au cours de la période qui suivit la Guerre froide, la fonction publique canadienne prit de l’expansion. Cette dernière s’est accompagnée d’une intensification des enquêtes sur la vie des personnes soupçonnées d’homosexualité.

 

Les agents de la sécurité nationale voyaient les travailleurs appartenant à la communauté LGBT comme une menace, car ils étaient perçus comme ayant tendance à sympathiser avec les communistes. Cette situation perdura tout au long de la Guerre froide. Une autre théorie voulait que les gais et lesbiennes qui étaient toujours dans le placard soient plus sujets au chantage des agents étrangers.

L’une des plus grandes difficultés des enquêteurs était leur incapacité à établir objectivement si une personne était homosexuelle ou non. Un professeur de l’Université Carleton a donc créé un appareil qui pouvait supposément prouver « scientifiquement » l’homosexualité d’une personne. La GRC l’a baptisé la « Fruit Machine ». Ce nom vient d’un terme péjoratif utilisé en anglais pour désigner les gais, « fruit ». Des milliers de personnes furent soumises à ce test.

 

Au cours des années suivantes, les enquêteurs « améliorèrent » les techniques en utilisant des polygraphes et en faisant subir des interrogatoires détaillés et humiliants à leurs victimes au sujet de leur vie sexuelle. Les membres de la communauté LGBT qui avouaient leur homosexualité étaient libérés honorablement des Forces armées canadiennes, mais faisaient parfois aussi l’objet d’une destitution ignominieuse.

 

La purge LGBT s’est étendue à la GRC, aux Affaires étrangères et à d’autres ministères et organismes gouvernementaux.

 

Les membres de la communauté LGBT qui travaillaient au sein de ministères touchés par la purge faisaient face à des sanctions, qui comprenaient notamment le renvoi, la mutation, la rétrogradation, l’absence de possibilité de promotion et d’autres types de discrimination.

 

Il n’était pas rare que les personnes ayant confessé être gaies soient invitées à quitter leur poste ou à suivre des traitements psychiatriques.

 

Des membres de la communauté LGBT ont terriblement souffert par suite de ces politiques et de ces enquêtes. Des notes étaient souvent ajoutées aux états de service des gais et lesbiennes confirmés à savoir qu’ils étaient « déviants » et « ne pouvaient être employés avantageusement ». On leur refusait souvent leurs avantages sociaux, leur indemnité de départ et leur pension, et ceux qui réussissaient à demeurer en poste se voyaient expressément refuser toute possibilité de promotion.

 

Les actions du gouvernement canadien ont causé des traumatismes psychologiques irréparables aux employés LGBT. La plupart des personnes soupçonnées d’être homosexuelles firent l’objet de surveillance et d’interrogatoires incluant des questionnements dégradants de nature personnelle.

Les années 50

Les années 90

L’armée canadienne ne mit un terme à ces politiques d’exclusion qu’au début des années 90, à la suite de l’action en justice de Michelle Douglas. Mme Douglas était officière des opérations au sein de l’Unité des enquêtes spéciales. Au cours de son mandat dans l’armée canadienne, elle a été questionnée à propos de sa sexualité. Elle a éventuellement admis être lesbienne. En 1990, elle a entrepris une action contre le gouvernement, cherchant à obtenir des dommages et intérêts et une reconnaissance comme quoi ces droits en vertu de la Charte avaient été lésés.

 

Les Forces armées canadiennes ont réglé l’affaire hors cour et consenti à abandonner les politiques d’exclusion à l’endroit de leur personnel LGBT.

 

Bien qu’elles ne soient plus systématiques, la purge et la discrimination visant les membres de la communauté LGBT se sont poursuivies pendant de nombreuses années en raison d’une culture homophobe, biphobe et transphobe durable dans certaines aires de la fonction publique canadienne, plus particulièrement au sein des Forces armées canadiennes et de la GRC.

 

La quête de justice de la communauté LGBT se poursuit et exige des réparations qui ont longtemps été oubliées par une suite de gouvernements fédéraux canadiens. Jusqu’à maintenant, le système judiciaire a joué un rôle important dans l’obtention de justice pour la communauté LGBT.

 

C’est dans cet espoir et ce but que nous présentons ce recours collectif; nous espérons que le gouvernement fédéral posera enfin un geste visant à faire réparation auprès de victimes de la purge LGBT.

 

Les gouvernements doivent faire amende honorable à ceux qu’ils ont persécutés injustement. Des excuses - et des réparations - est attendue depuis longtemps.

De nos jours

Gary Kinsman

The Canadian War on Queers est l’ouvrage de référence sur ce terrible chapitre de l’histoire canadienne co-rédigé par Gary Kinsman et Patrizia Gentile.

 

Gary Kinsman enseigne au département de sociologie de l’Université Laurentian de Sudbury, en Ontario. Il est de longue date un ardent défenseur des questions homosexuelles, féministes, syndicales et de gauche, et de celles touchant à la justice universelle et à la lutte contre la pauvreté. Il a été l’une des figures dominantes de la publication Rites (1984-1991), un magazine national canadien s’adressant à la communauté homosexuelle publié à partir de Toronto. Il a aidé à fonder l’organisation Gays and Lesbians Against the Right Everywhere (GLARE) et à mettre sur pied le comité de la Journée de la fierté gaie de Toronto. M. Kinsman s’est plus tard impliqué dans AIDS ACTION NOW et dans des organisations de lutte contre le SIDA de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse. En 1997, il a aidé à organiser la première marche de la fierté lesbienne, gaie, bisexuelle, transgenre et bispirituelle de Sudbury. Il est également l'auteur, The Regulation of Desire, (Montréal: Black Rose, 1996).

Nos Demandeurs

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TODD ROSS

 

Todd a intégré volontairement les FAC le 15 décembre 1987, à l’âge de 18 ans. Il est alors devenu opérateur d’informations de combat naval à bord du HMCS Saskatchewan. Son travail pendant cette courte période fut excellent. Pendant son service militaire, Todd a fait l’objet d’une enquête par l’Unité des enquêtes spéciales (« UES ») de la police militaire, et ce à partir du mois de janvier 1989.

 

L’enquête était centrée sur l’orientation sexuelle de Todd et a donné lieu à des demandes répétées pour que Todd se soumette à des tests polygraphiques conçus pour l’intimider et le forcer à dévoiler son homosexualité. L’enquête de 18 mois dont Todd a fait l’objet s’est terminée lorsqu’il a admis son homosexualité, alors qu’il était attaché à un polygraphe. À l’époque, Todd était encore dans le déni de sa propre homosexualité. L’expérience fut incroyablement traumatisante pour lui. Assis sur une chaise face à un inconnu, attaché à un polygraphe alors qu’un dispositif enregistrait ses paroles et qu’il faisait face à un miroir sans tain, il admit en pleurant qu’il était gai. À la conclusion de l’enquête, Todd fit face à un ultimatum : il devait accepter une libération honorable ou passer le reste de sa carrière militaire à effectuer des tâches générales, sans espoir de promotion ou d’avancement.

 

 

 

Todd avait alors 21 ans. On ne lui donna pas l’occasion de consulter un avocat. Estimant qu’il n’avait aucune option véritable, Todd accepta la libération honorable, laquelle fut constatée officiellement le 20 juin 1990. On lui remboursa alors les paiements qu’il avait effectués pour le fonds de pension au cours des deux années et demie précédentes.  Honteux, Todd avait le sentiment qu’il ne pouvait se confier à sa famille ou à ses amis de peur de se voir rejeté. Il ne pouvait non plus parler à ses collègues ou à ses proches de sa situation de peur que ces derniers fassent également l’objet d’une enquête militaire. Il avait aussi le sentiment d’avoir trahi son pays. Todd devint alors suicidaire. Todd a perdu l’opportunité de poursuivre sa carrière au sein des FAC, de gravir les échelons et d’acquérir le droit à des prestations à titre de membre de la marine, ainsi qu’à un fonds de pension pour la retraite. Ces préjudices ont pour unique cause la conduite fautive du GDC à son égard, conduite qui n’était motivée que par la discrimination sur la base de son orientation sexuelle.

MARTINE ROY

 

Martine Roy a rejoint les FAC à l’âge de 19 ans, animée du désir de servir et de protéger son pays. Martine réalisa son entraînement de base à St-Jean-sur-Richelieu et compléta une formation en langues ainsi qu’une formation d’assistante médicale à la base militaire (« BM ») de Borden. Elle était fière, dévouée, et, comme Todd, enthousiaste à l’idée de poursuivre une longue et enrichissante carrière militaire.

 

Un jour, alors que Martine participait à un entraînement de terrain à la BM de Borden, une K-car s’approcha. Deux individus s’avancèrent vers elle et lui demandèrent d’entrer dans la voiture. Elle crut qu’il s’agissait de civils s’étant perdus sur la base, mais ce n’était pas le cas. Les individus s’identifièrent comme membres de l’UES et lui dirent qu’elle était en état d’arrestation. Ils la conduisirent dans un petit bâtiment aux confins de la base dont Martine ignorait l’existence. Dans une petite pièce mal éclairée, elle fut interrogée pendant presque cinq heures sur tous les détails de son historique sexuel, sur ses habitudes et ses préférences. On lui posa notamment les questions suivantes : « Avec qui avez-vous couché? » et « À quelle fréquence avez-vous des relations sexuelles? Les personnes chargées de son interrogatoire dirent à Martine que si elle avouait ses « perversions », elle pourrait rester dans l’armée. Épuisée, effrayée, et humiliée, elle répondit qu’elle était jeune, confuse, et qu’elle expérimentait.

 

Après cet « aveu » fait à l’UES, Martine fut relâchée de la salle d’interrogatoire. Elle ressentit une peur différente de tout ce qu’elle aurait pu imaginer auparavant. Une fois Martine relâchée, sa vie au sein de l’armée sembla revenir à la normale. Elle commença un contrat de deux ans en tant qu’assistante médicale au Centre des services de santé des FAC à Ottawa.. Quelques mois plus tard, elle fut convoquée au bureau d’un psychologue afin que celui-ci puisse déterminer si elle était « normale » ou « anormale ». Elle prit part à plusieurs séances humiliantes et dégradantes et, encore une fois, elle n’eut aucune nouvelle pendant plusieurs mois.

 

Avant la fin de son contrat de deux ans, Martine se vit offrir l’emploi de ses rêves : un contrat de trois ans en tant que chercheure en communication à Kingston. Elle obtint l’habilitation « très secret ». Elle fit l’achat de sa première voiture. Peu de temps après, en décembre 1984, Martine fut appelée de son poste à la pharmacie; on lui ordonna de se présenter au bureau du Colonel de la base. Une fois arrivée, on lui demanda si elle savait pourquoi elle était là. Elle répondit que non. On annonça ensuite à Martine qu’elle était déviante et qu’elle était renvoyée pour cause d’homosexualité. Elle disposa de neuf jours pour rassembler ses effets personnels et quitter la base. Martine revint au Québec où elle subit un important traumatisme émotionnel, lequel subsiste à ce jour. Elle combattit pendant des années une dépendance à la drogue, dut subir une thérapie intensive et eut de la difficulté à maintenir des relations affectives. Elle vécut dans la peur et l’anxiété constante de ne pouvoir être elle-même sans être rejetée par son employeur ou par ses proches.

Martine 2013
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ALIDA SATALIC

 

Alida s’est jointe aux FAC en tant que recrue en 1981, intégrant la BM de Cornwallis à Deep Brook, en Nouvelle-Écosse. Elle fut ensuite transférée à la BM de Borden, à celle de Trenton et à celle de Greenwood, à différents moments durant son emploi comme commis de postes. Alors qu’elle était commis de postes à la BM de Trenton, Alida fut interrogée de façon répétée, sous prétexte de contrôles de sécurité par l’UES. Pendant ces interrogatoires, Alida dut répondre à des questions sur son orientation sexuelle. On lui demanda également si elle connaissait des membres de l’armée qui étaient gais ou lesbiennes.

 

Lorsqu’elle admit être lesbienne, Alida fut interrogée sur les détails intimes et graphiques de ses relations sexuelles. Ces interrogatoires ont laissé Alida en colère, humiliée et impuissante. Après avoir admis qu’elle était lesbienne, Alida dû rencontrer le chirurgien de la base afin que ce dernier puisse déterminer si elle « correspondait bien à la définition d’une homosexuelle ». Alida fut ensuite affectée à la BM de Greenwood et dut choisir entre les options suivantes: (a) conserver sa position sans autre possibilité de formation ou de promotion; ou (b) accepter une libération en vertu de l’article 5(d) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (« ne peut pas être employé à profit »). Alida accepta la libération sous l’article 5(d) en date du 23 janvier 1989.

 

En 1993, Alida s’est enrôlée à nouveau dans les FAC à St-Jean, au Nouveau-Brunswick. Cependant, ayant perdu quatre ans de service militaire, son plan de carrière et son potentiel de gain s’en trouvèrent limités. Elle subit ainsi des pertes en termes de salaire et de prestations de fonds de pension. 

 

Sa libération des FAC eut un impact énorme sur la vie d’Alida et sur son estime d’elle-même. Alida a toujours des problèmes de confiance envers des figures d’autorité, elle craint encore d’être victime de discrimination, est en proie à des épisodes de colère, se sent humiliée et souffre d’anxiété.